“Les Grandes Gueules” : règlement de comptes dans la forêt Vosgienne

Film des années 70, "Les Grandes Gueules" de Robert Enrico est à la fois un drame psychologique et un récit de l’activité d’une scierie artisanale. Il contient de nombreuses références à l’Office national des forêts de l’époque. Nicolas Fontaine, informaticien et forestier à l’ONF, l’a chroniqué pour nous.
©DR.

Ce film raconte l’histoire de la reprise d’une scierie familiale des Vosges dans les années 1960 par un fils revenu du Canada après la mort de son père. Hector Valentin, interprété par Bourvil, trouve la scierie telle qu’il l’a certainement laissée quelques décennies plus tôt.

Le haut fer, ce banc de scie entraîné par une roue à aube, est toujours là et fonctionnel. D’autres scieries, moins isolées, ont prospéré grâce à la proximité du chemin de fer et à l’électrification, vecteurs de modernité.

Revenu pour faire vivre la scierie familiale, Bourvil se heurte à ceux qui, restés au pays, ont prospéré et voient d’un mauvais œil la concurrence de ce nouveau venu.

L’hostilité est partout et la concurrence est rude entre scieurs, que ce soit sur les coupes elles-mêmes, ou lors des ventes organisées en ville par l’administration des Eaux et Forêts.

©Images d'archives INA

Un métier rude et périlleux

Conseillé par un ex taulard interprété par Lino Ventura, Bourvil embauche d’autres prisonniers qui ont presque terminé de purger leur peine de prison et peuvent bénéficier d’une liberté conditionnelle moyennant un contrat de travail. Ce conseil n’est, bien évidemment, pas désintéressé. Lino Ventura espère faire embaucher une ancienne connaissance dont il souhaite se venger.

Quoi de mieux qu’une scierie isolée, pour se débarrasser de quelqu’un lors d’un tragique accident du travail ? Il faut dire que le métier de bûcheron est rude et périlleux. Entre le maniement des outils, les chutes d’arbres, l’utilisation de la schlitte en terrain difficile, les occasions ne manquent pas. Le réalisateur, Robert Enrico, montre bien la rudesse du travail de bûcheron et les risques associés. Les scènes tournées en forêt sont très réalistes et témoignent que ce métier n’est pas fait pour les tendres.

Mon père, fils d’ébéniste charretier bas-Normand, m’a fait découvrir ce film à 13 ou 15 ans à la fin des années 1980. Ce premier contact a précédé mon entrée à l’Office national des forêts de presque 30 ans, mais il n’a pas fallu longtemps avant que plusieurs de ses scènes ne reviennent à ma mémoire lors de mon parcours d’intégration… en 2015.

Nicolas Fontaine, informaticien et forestier à l’ONF.

Le bûcheronnage est manuel à l’époque, la tronçonneuse n’est pas démocratisée et ne fait d’ailleurs qu’une très brève apparition à l’écran. De ce fait, il faut savoir être dur à la tâche, dans un milieu d’hommes, loin du confort de la ville. Les détenus s’acclimatent bien à ces conditions de vie. La scierie tourne, bon an mal an, malgré les accrochages avec les gars de la scierie concurrente et plus moderne…

©Robert Enrico

“Même le chien est parti"

Il n’y a que très peu de personnages féminins dans le film. Dès le début, nous sommes prévenus, "aucune femme n’a pu rester ici [...] même le chien est parti." dit un des personnages… Il n’y a qu’une jeune femme qui vient égayer certaines scènes et apporter un peu de sourire. Interprétée par Marie Dubois (que Bourvil retrouvera dans la Grande Vadrouille quelques années après le tournage des Grandes Gueules), il s’agit quasiment de la seule personne du pays à accueillir les détenus avec simplicité et sans méfiance apparente. Elle va jusqu’à tomber amoureuse de l’un d’entre eux, même si elle ignore son passé carcéral et donne ainsi une dimension moins rugueuse au personnage de Lino Ventura.

Bien des années ont passé depuis la première fois que j'ai vu le film des Grandes Gueules. J’en retiens aujourd’hui des messages forts véhiculés par cette œuvre ancrée dans les forêts vosgiennes des années 60 et ses métiers. Bien qu’ayant été écrit et tourné il y a un peu plus de 50 ans, ce film est d’une troublante modernité, et pourrait très bien être tourné aujourd’hui.

Nicolas Fontaine, informaticien et forestier à l’ONF.

La vie de cette scierie a pourtant grandement besoin d’être égayée… entre querelles entre détenus en liberté conditionnelle et bravades avec les équipes des autres scieries locales, les bagarres éclatent et se succèdent. Jusqu’à ce que l’une d’elle ait une issue fatale pour l’un des salariés de Bourvil et que l’administration pénitentiaire mette fin à la liberté conditionnelle des détenus et prive la scierie de sa main d’œuvre. Lino Ventura ne pourra pas assouvir son besoin de vengeance et décide de partir à son tour. Désabusé et se sentant trahi, Bourvil finira par mettre le feu à sa scierie. La petite scierie traditionnelle et familiale est de ce fait condamnée, seule celle qui a pris le chemin de la modernité restera dans le paysage économique local. Triste devenir de bon nombre de petites industries locales.

La présence des Eaux et Forêts dans le film...

Scène du tournage de la vente de bois. Sur l’estrade, les responsables de la vente sont tous des forestiers vosgiens jouant leur propre rôle. On identifie au centre le responsable de la vente, Jean Trespaille-Barrau, conservateur des Eaux et Forêts à Raon-l’Étape, disparu depuis. Photo reproduite avec l’aimable autorisation de Jean-Pascal Voirin auteur du livre "L’extraordinaire aventure des Grandes Gueules" (2015)

Arrêtons-nous sur les ventes publiques auxquelles assistent les grandes gueules. Présentées de façon très réalistes, avec les personnels des Eaux et Forêts en uniforme, le bureau d’adjudication réunit autour d’une table sur scène, le public dans la salle. Les coupes sont alors vendues aux enchères descendantes, avec un crieur qui annonce les prix à la baisse et les acheteurs qui se manifestent pour emporter l’article.

Si cela ne se pratique plus ainsi avec les ventes informatisées en présentiel ou en distanciel aujourd’hui, ce mode de vente fait partie de ceux que j’ai découverts en lisant les textes réglementant les ventes publiques de bois lors de mon arrivée à l’Office national des forêts (successeur de l’administration des Eaux et Forêts depuis 1966). J’ai pu assister à des ventes ces dernières années.

Et si le décor n’est plus le même, les uniformes et les képis ne sont plus de mise ni le crieur qui n’est plus d’actualité, la tension de certains acheteurs est toujours palpable. On sent bien l’enjeu pour les scieurs de réussir ou pas une vente et de remporter les coupes dont ils ont besoin pour alimenter et "faire tourner" leur entreprise. Bien évidemment, les "gros bras" n’empêchent plus les concurrents d’accéder aux ventes, mais les enjeux n’ont pas évolué tant que cela au fil des ans…

Quelques éléments feront sourire les personnes attentives aux détails et à l’évolution des pratiques : en cas de tirage au sort entre acheteurs ex aequo, des papiers étaient encore placés dans un képi jusque tout récemment et les annonces orales présentant les articles lors de la mise en vente sont toujours les mêmes... Ces ventes ne sont pas le seul moment où les Eaux et Forêts sont évoquées, Bourvil mentionne qu’il pourrait faire appel à cette administration lorsque l’équipe de bûcherons de la scierie concurrente construit un barrage en amont de sa scierie, privant ainsi son banc de coupe de son énergie motrice. Tous les coups semblent permis et la concurrence sans pitié, au mépris du droit…

Du cinéma encore...

©Jean-Pascal Voirin