La forêt de Moyeuvre ou le défi de l'adaptation climatique
Jacques Chaussée se souvient très bien de son arrivée en forêt de Moyeuvre, en 1982. "La nuit, la forêt était orange à cause du feu dégagé par les torchères des hauts fourneaux. Et nous avions des gazoducs qui traversaient la forêt", raconte ce technicien forestier territorial de l'Office national des forêts (ONF). Il faut monter sur les hauteurs de Vitry-sur-Orne pour découvrir les vestiges de ce passé pas si lointain.
Depuis la pelouse calcaire, le regard embrasse la vallée de l'Orne et les rares bâtiments désaffectés qui témoignent encore de cette histoire industrielle intense. Sur la gauche, l'ancienne usine sidérurgique de Gandrange (ex Sacilor puis Arcelor Mittal). Sur la droite Amnéville, une immense cimenterie fermée et un ancien terril reconverti en une immense piste de ski indoor.
À la frontière de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle, la forêt domaniale de Moyeuvre s'étire entre les deux vallées industrielles de l'Orne et de la Fensch. Implantée sur un sol calcaire surmonté d'un limon fertile, elle a été exploitée bien avant la révolution industrielle.
Au XVIe siècle, Moyeuvre était la plus grande forge d'Europe. Au sein de la forêt, en 1596, douze fourneaux à charbon de bois l'alimentaient. Elle produisait alors 500 tonnes annuelles de fer forgé, un chiffre considérable pour l'époque.
Le coin préféré du forestier
L'endroit secret de Jacques Chaussée se cache au nord de la forêt domaniale. Non loin d'une pessière (parcelle d'épicéas) dénudée par les scolytes se cache une grande cuvette de 17 hectares classée en îlot de sénescence.
Les arbres y sont laissés en libre évolution, jusqu'à leur mort. Un plus pour la biodiversité, car cela permet l'installation d'insectes rares qui n'aiment que les bois morts.
Ce site tout en creux et bosses est celui d'une ancienne carrière de calcaire, celle de Ranguevaux. D'anciennes cartes postales montrent qu'elle était encore exploitée en 1900. Les fronts de tailles y ont laissé des buttes envahies par les mousses et fraises des bois.
Les hêtres poussent encore dans ce site bien ombragé. Une grande porte taillée dans la pierre, les vestiges d'une poudrière ayant servi de refuge aux résistants pendant la Seconde Guerre mondiale confèrent aux lieux une atmosphère mystérieuse et hors du temps.
Ici, la forêt dans cinquante ans sera très différente de ce qu'elle est aujourd'hui mais elle existera toujours.
Pas question d'y cueillir des fleurs. Cette vaste prairie située sur les hauteurs de Vitry-sur-Orne et surplombant la vallée est un site protégé depuis 2017 par le Conservatoire d'espaces naturels Lorraine. La côte de la Brebis, ainsi nommée parce que ses ovins en assurent la tonte annuelle, est typique des pelouses calcaires lorraines.
Ces sites bien exposés et bien drainés accueillent des espèces méridionales inhabituelles pour la région. Près de 325 espèces animales et végétales ont été recensées dans cette pelouse classée ZNIEFF (Zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique).
Outre les orchidées, la plus emblématique est la marguerite de Saint-Michel. Protégée au niveau national, cette fleur au cœur jaune et aux pétales mauves fleurit tardivement, jusqu'en octobre, permettant d'alimenter certains papillons qui se préparent à hiberner.
Une forêt en crise sanitaire
La route forestière du Bouswald permet d'accéder à la partie la plus touristique de la forêt. Située non loin d'anciennes pépinières créées par les Allemands, un arboretum permet de découvrir des essences phares de la forêt domaniale. "On a encore ici des mélèzes plantés pendant l’occupation allemande, commente Jacques Chaussée. Mais l'essence-reine demeure le hêtre."
La forêt, qui a essentiellement une fonction de production de bois, conserve quelques restes de futaies cathédrales. Les hêtres forment un impeccable rideau de troncs gris de part et d'autre de la route forestière. S'ils semblent résister encore au dérèglement climatique, il n'en va pas de même pour tous les hêtres de la forêt.
Cette essence d'ombre supporte mal la montée des températures et les sécheresses répétées. Le forestier voit sécher de gros sujets en l'espace de quelques mois : perte de l'écorce, absence de feuilles, assèchement du houppier (tête) puis de l'arbre tout entier.
D'autres essences sont également touchées par les changements du climat ou les maladies qu'ils favorisent. Sur certaines parcelles, il a fallu procéder aussi à des coupes rases d'épicéas. Ils sont morts suite à la prolifération des scolytes, ces insectes qui ravagent les forêts affaiblies par les sécheresses successives.
Quelques troncs sont restés pour servir de perchoirs aux rapaces et d'abris aux insectes. Les merisiers, les érables sycomores, les charmes de Moyeuvre souffrent de stress hydrique. Les frênes succombent à la chalarose, un champignon microscopique.
"Ici, la forêt est en crise sanitaire. Dans cinquante ans, elle sera très différente de ce qu'elle est aujourd'hui mais elle existera toujours", pronostique Jacques Chaussée. Un outil baptisé ClimEssences permet d'estimer l'impact des changements climatiques sur un territoire. Il prévoit pour 2070 la disparition du hêtre à Moyeuvre.
Infos pratiques
- Public
La forêt est facile d'accès et propose une majorité de chemins aisément praticables. Plusieurs circuits de petite randonnée matérialisés par des cercles bleus permettent de l'explorer. Elle est traversée notamment par les GR©5 et GR©5F. Le site, fermé à la circulation automobile, est également accessible aux VTT et aux cavaliers sous réserve de la réglementation en vigueur.
- Accès
La forêt est accessible depuis les communes de Rosselange, Vitry-sur-Orne, Moyeuvre-Grande et Neufchef.
- Services
Des hôtels et chambres d'hôtes sont disponibles à Amnéville, Clouange et Briey. Renseignements sur ces hébergements et sur la restauration sur le site de l'Office du tourisme d'Amnéville-les-Thermes et sur celui de l'Office du tourisme Lorraine.
Diversifier les essences, en tester de nouvelles
L'enjeu désormais est de diversifier les essences de bois et les modes de sylviculture, pour augmenter la résilience globale de la forêt et assurer un couvert forestier continu. C'est la forêt mosaïque. Cela peut conduire à garder des essences jusqu'ici peu prisées qui poussent spontanément, comme l'érable champêtre. "Il n'a jamais été valorisé en bois d’œuvre, mais il sera favorisé à l'avenir car il semble adapté aux conditions actuelles", assure Jacques Chaussée.
La diversification passe aussi par la plantation de variétés plus méridionales. Des chênes sessiles et pubescents, plus méditerranéens que les chênes pédonculés actuels sont plantés dans le cadre du Plan France relance forestier, de même que de l'alisier blanc, de l'alisier torminal ou encore du cormier.
Les espèces les plus exotiques comme le cèdre seront expérimentées dans des parcelles appelées îlots d'avenir (FuturForest). Jacques Chaussée cultive l'optimisme et l'humilité. Qui sait dit-il, si les hêtres ne s'adapteront pas par le biais de la sélection naturelle ? "La forêt est un phénix qui peut renaître de ses cendres. Et l'homme qui a dominé la nature, doit maintenant s'adapter à elle."
Sensibiliser les acteurs locaux
Certaines plantations d'arbres sont réalisées avec des écoles et des bénévoles. Des visites de la forêt, été comme hiver, sont régulièrement proposées aux habitants et élus des villages voisins. "Maître Jacques", comme certains l'appellent, accorde beaucoup d'importance à ces temps d'échanges.
"Les habitants de la Moselle entretiennent un rapport ancien avec la forêt. Certains continuent de venir y chercher du bois de chauffage. Je veux les sensibiliser à la nécessité de préserver ce patrimoine magnifique." D'autant que cette forêt périurbaine fragilisée est très fréquentée le week-end par les randonneurs, vététistes, coureurs et chasseurs. La mission du forestier est aussi de veiller à l'équilibre entre ces différents usagers.
La forêt de Moyeuvre-Grande en chiffres
de superficie.
le hêtre
C'est le point culminant.