©Jonathan Capelier / ONF

« Avec les dépérissements actuels, on se situe dans une ère nouvelle qui nous conduit vers une forêt nouvelle »

Milène Gentils, cheffe du Département santé des forêts (DSF) et Morgane Goudet, chargée de mission au DSF, dressent un bilan sanitaire général des forêts françaises. Stress hydrique, insectes ravageurs, agents pathogènes : les facteurs d’affaiblissement et de mortalité des arbres sont multiples et amplifiés par la rapidité du changement climatique.
Entretien avec Milène Gentils, cheffe du Département santé des forêts (DSF) et Morgane Goudet, chargée de mission au DSF

Dans quel état de santé se trouve aujourd’hui les forêts françaises hexagonales ?

Milène Gentils : Il y a encore quinze ans, on pouvait dire que la forêt allait bien, qu’elle était résiliente. Il y a eu un tournant en 2015 et depuis 2018 la crise s’est intensifiée. Aujourd’hui les forêts sont dégradées, mais de façon hétérogène selon les essences et les régions.

Grâce aux réseaux de suivi du DSF et aux observations faites par l’IGN, nous pouvons objectiver la mortalité des arbres et pour les arbres qui ne sont pas morts, leurs signes de faiblesse ou leur état de dépérissement, notamment grâce à l’observation du déficit foliaire, des branches mortes ou des ramifications absentes. Le phénomène de dégradation intègre également une notion de dynamique à prendre en compte : nous la mesurons afin de pouvoir suivre les stades de dépérissement dans le temps.

Pourquoi dites-vous que l’année 2015 représente un tournant ?

Milène Gentils : Pour la forêt, c’est le début d’une vraie transition car cela correspond à un moment où l’état sanitaire a basculé sous l’effet combiné et répété de plusieurs stress climatiques et d’agressions biotiques.

L’effet du climat a accentué des problèmes existants, mais les changements globaux en ont aussi créé de nouveaux principalement liés à l’introduction de bio-agresseurs, autrement dit d’insectes et de champignons, importés sur le territoire via les échanges commerciaux. Ils arrivent sur des plants de végétaux vivants, du bois, des écorces ou des emballages de transport. Les flux de marchandises étant de plus en plus courts aujourd’hui, les bio-agresseurs sont désormais en mesure de survivre aux voyages.

La chalarose du frêne illustre bien ce phénomène. Ce champignon, introduit par des plants venus d’Europe centrale jusqu’en France, a été été détecté pour la première fois en 2007 et très rapidement, il s’est étendu à tout le territoire. La chalarose est l’un des agents de dépérissement qui a le plus marqué les forestiers au cours du XXIe siècle car il est à l’origine d’un fort taux de mortalité du frêne. Cette crise sanitaire a très fortement impacté le nord de la France où l’économie du bois reposait fortement sur cette essence.

On pourrait aussi parler de l’encre du châtaignier comme exemple de dépérissement causé par l’introduction d’un microorganisme. Il avait été détecté par les forestiers, mais en 2010, la crise a éclaté avec l’accélération du dérèglement climatique. En période de chaleur et de sécheresse, cette pathologie dégradant les racines accentue le stress hydrique subi par l’arbre : avec moins de racines les châtaigniers ne peuvent plus puiser le peu d’eau disponible dans le sol et meurent. C’est donc bien le climat qui rebat les cartes et qui, combiné à la présence du champignon, provoque une épidémie. 

Morgane Goudet : Ajoutons qu’auparavant, lorsque les parasites arrivaient du Sud, il leur était plus difficile de résister et de s’implanter car le climat était beaucoup moins clément qu’aujourd’hui. Actuellement, certains insectes tropicaux appelés xylosandrus s’installent et élisent domicile en France car les conditions climatiques leurs sont favorables.

Pouvez-vous lister les principaux dépérissements qui menacent aujourd’hui la forêt française ?

Milène Gentils : Aujourd’hui, on estime que 670 000 hectares de forêts françaises sont dépérissants, soit 66 fois environ la superficie de Paris. Au Département de la santé des forêts, on précise bien que cela recouvre différents stades de dépérissement. Cette surface, qui représente environ 5% de la forêt française, ne correspond donc pas à des forêts « mortes » mais plutôt des surfaces forestières dans lesquelles une proportion significative d’arbres présente des faciès dégradés.

Morgane Goudet : Les dépérissements principaux observés sur ces surfaces sont multiples. On liste notamment : 

  • La chalarose du frêne et l’encre du châtaignier
  • La crise des scolytes de l’épicéa qui s’est cumulée à une grande sécheresse provoquant l’épidémie qu’on connaît. En effet, les scolytes sont des insectes thermophiles ce qui signifie que plus il fait chaud mieux ils se portent. Il faut préciser que le scolyte typographe n’est pas un insecte exotique, il est endémique. C’est en raison des conditions climatiques favorables à l’insecte et défavorables aux épicéas qu’en France la situation est passée à un stade épidémique. Ce phénomène est amplifié là où les épicéas ont été plantés sur des sols ou à des altitudes inadéquats.

Mais ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le scolyte n’avait jusqu’alors colonisé que les épicéas de plaine et qu’il est en train de s’attaquer aux épicéas d’altitude. Cette année, c’est le Jura qui est en plein cœur de cette crise.

Avec l’aide de la télédétection satellitaire et sur la base des données de suivi sur le terrain on peut estimer que depuis 2018, la superficie d’épicéas et sapins ayant été attaqués par les scolytes s’élève à 90 000 hectares. 

  • Le dépérissement du sapin, sous l’effet des stress hydriques et des scolytes spécifiques à cette essence, heureusement moins agressifs que celui de l’épicéa. Cette dégradation se repère à un rougissement bien particulier des aiguilles, et malheureusement lorsque le sapin en est à ce stade, c’est irréversible. Les scolytes ne sont absolument pas les seuls responsables du dépérissement du sapin. Ils sont bien  le facteur d’accélération de la mortalité des arbres affaiblis par des températures trop élevées et le manque d’eau.

  • Il faut aussi parler du hêtre qui, au printemps 2019, a connu de forts rougissements et un fort taux de mortalité. Aujourd’hui, cette essence semble aller mieux, même si nous restons prudents. En effet, le hêtre est une essence qui a tendance à marquer sa souffrance très vite et de façon très visible mais cela ne veut pas forcément dire qu’il est dépérissant. Contrairement à l'épicéa ou au sapin, un hêtre qui rougit n’est pas condamné. Conclusion : pour le hêtre, même s’il est dégradé et en moins bonne santé qu’il y a dix ans, il ne faut pas aller trop vite sur les interventions à effectuer et les réponses à apporter car son état s’est stabilisé. Il semblerait par ailleurs que, dans une certaine limite, la perte de branches et de feuillage soit une réaction d’adaptation pour limiter les pertes d’eau et d’énergie : le hêtre « réduit la voilure » pour survivre. Les forestiers le savent mieux que quiconque, : en forêt, il faut être patient et observateur.

  • Certaines chênaies se portent mal face à des anomalies météorologiques très significatives par rapport aux conditions locales moyennes des cinquante dernières années (intensité et récurrence exceptionnelles de sécheresse et de chaleur). 

Depuis 2020, le Département santé des forêts utilise justement une méthode de suivi pour observer l’état de santé des chênaies, et notamment celle de Tronçais dans l’Allier : le « road sampling ». En quoi cela consiste-t-il et que vous disent les résultats de cette enquête ?

Milène Gentils : Le protocole de « road sampling » est robuste : c’est un échantillonnage de points d’observation sur lesquels sont évalués les arbres par la méthode DEPERIS. Ce protocole de description permet de faire la photographie de chacun des chênes étudiés en matière de branches mortes et de manque de branches. On ne regarde plus seulement le déficit foliaire car le déficit foliaire peut s’expliquer simplement par une attaque de chenilles qui auraient dévoré les feuilles. Il n’indique pas forcément un dépérissement alors que les branches mortes, si.

Grâce à ce protocole, on a étudié plus d’une centaine de massifs forestiers sur lesquels nous repasserons tous les cinq ans afin de comparer les deux photographies décalées dans le temps. L’année prochaine, nous ferons ce deuxième passage sur les mêmes massifs de chênes afin de constater objectivement l’évolution de la situation.

A Tronçais, nous sommes déjà revenus sur place pour évaluer de nouveau l’état de cette chênaie emblématique. Malheureusement, ce que le protocole a révélé sur un petit échantillon, c’est que la situation sanitaire continue de se dégrader.

Néanmoins il convient de ne pas trop s’alarmer :  bien que le faciès des chênaies se dégrade globalement, toutes les forêts de chêne ne sont pas en souffrance. La situation du département de l’Allier et de Tronçais en particulier est liée à des conditions météorologiques extrêmes et exceptionnelles dont la répétition sur plusieurs années n’a pas permis aux chênes de récupérer leur vitalité.

Vous parliez de déficit foliaire (le manque de feuilles) comme d’un indicateur de dépérissement.  Peut-on dire que chez les arbres dépérissant, la photosynthèse et la captation de carbone, phénomènes directement liés aux feuilles, sont impactés négativement ? 

Morgane Goudet : Pour parler simplement, un arbre dépérissant continue de capter du carbone mais en moindre quantité. En effet, en se délestant de son feuillage, l’arbre transpire moins pour faire face à la sécheresse mais de ce fait il réduit sa photosynthèse. S’il y a moins de photosynthèse, il y a moins de captation de carbone.

Dans le Grand Est, où il y a eu ces dernières années de très nombreuses coupes sanitaires d’épicéas, cette réduction du puits de carbone est particulièrement notable, en attendant qu’une nouvelle génération d’arbres se développe et ne prenne la relève.

Les dépérissements actuels influent aussi directement sur nos paysages forestiers. Il faut sûrement commencer à se faire à l’idée que les arbres puissent être moins touffus, que la forêt de demain soit moins dense et plus clairsemée.

Par ailleurs, on peut imaginer que si la forêt change significativement de faciès, sur les 50% de sa surface où elle est estimée vulnérable dans les prochaines années, sa productivité et l’économie du bois en sera aussi impactée. En particulier la filière forêt-bois devra de plus en plus valoriser des « bois de crise », ce qui nécessite une réactivité de toute la chaîne d’exploitation et de transformation pour éviter que la qualité du bois des arbres dépérissants et morts ne se dégrade trop.

Milène Gentils : La forêt est dégradée et capte moins de carbone, c’est vrai, mais à certains endroits elle se régénère naturellement bien, et les forestiers s’emploient à reconstituer les peuplements détruits et à les diversifier par plantations d’espèces d’arbres adaptées au climat de demain.  N’oublions pas d’observer la forêt dans son temps long : certains cycles ont été accélérés par des dépérissements dans plusieurs régions mais la pompe à carbone se reconstitue et dans beaucoup de forêts le cycle suit son cours avec une diversité naturelle intra et interspécifique qui porte en elle des clés de résilience.

Comment se répartissent ces dépérissements géographiquement ?

Le Grand Est, la Bourgogne-Franche-Comté et l’Auvergne-Rhône-Alpes sont les régions les plus touchées. A l’échelle départementale, les zones en état de très grande crise sanitaire sont le Jura et l’Ain où cela concerne le sapin et l’épicéa. En Savoie, Haute-Savoie, et dans l’Ain les dépérissements commencent également à inquiéter fortement les forestiers sur le terrain. Le sud de la France souffre depuis longtemps de la sécheresse et le Sud-Ouest, on le sait, est en vigilance sanitaire après les méga-feux de l’été 2022 car les pins maritimes qui n’ont pas péri dans les flammes ont été très fortement affaiblis et sont désormais attaqués par les scolytes.

Depuis sa création en 1989, est-ce que rétrospectivement, le DSF peut dire si la crise sanitaire que traversent les forêts aujourd’hui a eu des précédents ?

Milène Gentils : On est clairement dans une ère nouvelle qui nous conduit vers une forêt nouvelle. Depuis 1989, évidemment les problématiques ont changé ; concernant l’aspect « santé des forêts », on est passé d’une situation de crises conjoncturelles à une situation de dégradation et d’incertitude structurelles. Auparavant, il n’y avait que des cas particuliers à l’échelle locale. Désormais, il est impossible pour le gestionnaire d’agir et de se projeter sans prendre en compte le risque sanitaire qui est multifactoriel et lié à d’autres risques majeurs comme les incendies.

Néanmoins, ce qui est encourageant, c’est de voir que tous les acteurs de la forêt sont autour de la table pour réfléchir à des solutions : les ministères, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), l’Office national des forêts (ONF), le Centre national de la propriété forestière (CNPF), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE)… Ensemble, nous parvenons à trouver des indicateurs qui permettent d’objectiver les choses, on investit dans la recherche pour améliorer la surveillance des forêts et la détection précoce des ravageurs, pour innover, pour comprendre cette forêt nouvelle…c’est compliqué mais passionnant !

Pour le bien des forêts, il faut aussi une surveillance renforcée au niveau des ports, des aéroports et des voies de transit du bois, des graines et des plants ; car même les arbres en bonne santé peuvent être impactés par des épidémies provoquées par l’introduction, l’implantation et la dispersion de nouveaux bioagresseurs venus d’autres contrées du globe.

Quel avenir projetez-vous pour les forêts françaises ?

Milène Gentils : Actuellement, tout le territoire hexagonal souffre du climat, et des organismes nuisibles émergents peuvent survenir partout. Aucun territoire n’est à l’abri.  Mais notre réseau de correspondants observateurs veille pour alerter rapidement sur les crises sanitaires naissantes et pour sensibiliser sur la vulnérabilité de certains massifs ; les gestionnaires forestiers font déjà preuve d’une grande agilité et adaptent leur gestion pour anticiper, préparer l’avenir en jouant la carte de la diversification.

Morgane Goudet : Même si les arbres souffrent leur patrimoine génétique est très varié et s’exprime pleinement dans la régénération naturelle. Ainsi la pression de sélection exercée par les sécheresses et les chaleurs du climat à venir sur les jeunes semis façonnera une nouvelle forêt mieux adaptée.

Et bien-sûr, l’avenir de la forêt c’est aussi tout ce que les forestiers peuvent apporter de diversité d’essences au moment des plantations. Aucune essence n’est sûre à 100%, il faut donc maximiser nos chances en diversifiant, en connaissant les agents pathogènes associés à chaque essence ou encore les sols sur lesquels on va les implanter. Il n’y a pas d’essence miracle, ni d’essence honnie. Tout est dans le choix et le dosage du mélange.

Le Département de la santé des forêts

Créé en 1989 par le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, le Département de la santé des forêts (DSF) est en charge de la surveillance sanitaire des forêts françaises hexagonales. Pour limiter les menaces sanitaires, le réseau du DSF surveille les peuplements forestiers, diagnostique les problèmes et conseille les gestionnaires et les propriétaires. Sur le terrain, ils sont plus de 250 forestiers, correspondants-observateurs, formés tout particulièrement à qualification du dépérissement, à l’identification des insectes ravageurs et des champignons pathogènes, à l’utilisation des outils d’analyse des risques bio-climatiques.