Quel rôle joue la forêt dans la séquestration de carbone ?

Introduction de la thématique - La parole à Christine Deleuze (ONF)

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Mieux comprendre le cycle du carbone en forêt - La parole à Eric Dufrêne (CNRS)

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Résumé

Le changement climatique soulève un double enjeu pour les forêts : à la fois leur adaptation à une évolution rapide des conditions environnementales, mais aussi leur contribution à atténuer ces bouleversements par la séquestration de carbone atmosphérique, notamment dans le bois.

Les modèles visent à synthétiser les connaissances existantes pour pouvoir simuler les phénomènes naturels et tenter d'apporter des réponses sur la manière dont les forêts vont évoluer à l'avenir.

Schématiquement on peut séparer les modèles de croissance des peuplements forestiers en deux grands types :

  • les modèles à base dendrométrique qui reproduisent les croissances stationnelles observées sous un climat "supposé constant" ;
  • et les modèles de représentation des processus biophysiques qui reproduisent sur le "court terme" les réponses des arbres au climat.


Quelques tentatives de couplage entre ces deux types de modèles ont vu le jour ces dernières années.

En France, le modèle global ORCHIDEE basé sur de grands types fonctionnels et le modèle CASTANEA qui prend en compte explicitement les espèces forestières ont chacun été couplés avec des modèles de structure du peuplement forestier.

Ces modèles hybrides permettent de prendre en compte les dynamiques de structure des peuplements sur le long terme et donc d'étendre la capacité prédictive des modèles basés sur la représentation des processus à l'ensemble d'un cycle forestier.

Dans le cas du modèle hybride CASTANEA-SSM, il permet en plus l'évaluation de combinaisons d'effets des changements climatiques et de la gestion sylvicole, sur la production et la survie des peuplements, en fonction de leur essence principale.

Ces deux grands types de modèle nécessitent des observations et mesures de terrain pour paramétrer les équations utilisées et tester les prédictions réalisées. A la différence des modèles dendrométriques qui utilisent un nombre restreint d'équations et de paramètres, les modèles de processus (et les modèles hybrides) nécessitent un grand nombre d'équations et de paramètres pour représenter les nombreux processus simulés.

Le développement du modèle CASTANEA a débuté au milieu des années 1990 en s'appuyant sur les connaissances en écophysiologie végétale à l'échelle des organes et celles de la bioclimatologie à l'échelle du couvert forestier. Dans un premier temps il s'agissait de construire un modèle Sol-Végétation-Atmosphère (SVAT) capable de prédire les flux d'eau et de CO2 entre l'écosystème et l'atmosphère au pas de temps horaire sur une année. Le but était de simuler les effets de l'augmentation en CO2 atmosphérique sur les forêts : dispositifs expérimentaux-minicouverts (projet européen ECOCRAFT). Au cours de la même décennie, le développement rapide des mesures de flux par eddy-covariance sur les couverts forestiers a permis de paramétrer et tester CASTANEA sur des peuplements forestiers réels (projets européens CarboFlux puis Carbo-Europe).

Ainsi après un premier développement important sur la hêtraie de Hesse, CASTANEA a été adapté et testé pour plusieurs autres espèces en utilisant les données du réseau européen (Chêne vert, Chêne sessile, Pin sylvestre, Épicéa, Pin maritime) et américain (Douglas) de "tours à flux". Il s'agissait principalement de reproduire les variations journalières, saisonnières et interannuelles des flux d'eau et de CO2.

Parallèlement des efforts étaient entrepris pour améliorer les connaissances sur le rôle des réserves carbonées dans le but de pouvoir simuler la croissance des principaux organes dont le tronc. Ainsi, le modèle de flux (SVAT) CASTANEA est aussi devenu un modèle de bilan de carbone simulant la croissance pour plusieurs essences (Chêne sessile, Hêtre, Chêne vert, Épicéa).

La simulation de l'allocation du carbone vers les organes est beaucoup plus dépendante de l'espèce que les flux de gaz. Ces derniers nécessitent des paramétrisations spécifiques mais les règles (processus traduits en équations) sont le plus souvent "génériques". L'allocation nécessite en plus de paramétrisations spécifiques, des règles qui peuvent varier fortement avec chacune des espèces. Une autre difficulté rencontrée pour simuler le bilan de carbone sur une révolution forestière porte sur les effets considérables de l'âge des arbres (et de leur taille) sur la paramétrisation et parfois sur les règles d'allocation.

Pour répondre aux défis posés par cette variabilité, il a été nécessaire de mobiliser plusieurs jeux de données issues de réseaux de mesures aux échelles du paysage (massif forestier de Fontainebleau), de la France et de l'Europe. De façon générale il existe une relation négative entre le nombre de stations/parcelles d'un réseau de mesure et le nombre de variables mesurées. En revanche il n'existe pas de relation entre l'échelle spatiale du réseau et le nombre de parcelles ou de variables considérées.

Le données du réseau RENECOFOR ont permis, seules ou en combinaison avec celles d'autres réseaux, de paramétrer le module de débourrement, de paramétrer et développer le module de jaunissement foliaire, de tester le schéma d'allocation du carbone et le modèle couplé gestion, enfin de développer et tester le module de fructification (en cours).

Sols forestiers : un puits de carbone ? - La parole à Mathieu Jonard (Université catholique de Louvain)

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Résumé

Les sols ont un rôle important à jouer dans la régulation du climat. Ils constituent une réserve considérable de carbone, sous forme de matières organiques, dont une augmentation minime (4/1000 par an) pourrait suffire à stopper l'augmentation de la teneur en CO2 de l'atmosphère. A l'inverse une diminution de cette réserve pourrait contribuer à accélérer le changement du climat.

Dans le cadre des négociations internationales relatives aux changements climatiques, de nombreux pays dont la France se sont engagés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), en signant le protocole de Kyoto et plus récemment l'Accord de Paris. Pour prouver qu'ils respectent leurs engagements, les pays signataires sont tenus de comptabiliser leurs émissions. Pour la période 2008-2012, la France s'était engagée à réduire les siennes de 5 % par rapport au niveau de 1990 et avait pris l'option d'intégrer la foresterie dans cette comptabilité, en faisant l'hypothèse (à justifier) que les sols forestiers jouaient un rôle neutre ou de puits vis-à-vis du carbone.

C'est dans ce contexte qu'ont été analysés les premiers résultats des prélèvements de sol répétés à environ 15 ans d'intervalle sur les 102 placettes du réseau RENECOFOR. Cette étude, soutenue par le ministère chargé de l'Agriculture, avait pour premier objectif de détecter et de quantifier l'évolution du stock de carbone organique dans le sol et la litière des forêts. De plus, nous avons tenté de comprendre les causes des évolutions observées via deux approches : une procédure statistique de sélection de facteurs explicatifs et un bilan estimé des flux d'entrée et de sortie de carbone.

Les données ont été collectées lors de deux campagnes menées entre 1993 et 1995, puis entre 2007 et 2012. Au sein de chaque placette, l'échantillonnage a été effectué dans 5 sous-placettes carrées (4 en périphérie et une au centre). Chacune a été divisée selon une grille comprenant 16 nœuds parmi lesquels 5 points d'échantillonnage ont été choisis de manière à obtenir une bonne répartition spatiale. Pour chaque couche de sol, un échantillon-composite a été réalisé en rassemblant les échantillons d'une même sous-placette. Ce plan d'échantillonnage a été conçu de manière à quantifier la variabilité intra-placette et à pouvoir la distinguer d'une possible évolution temporelle à l'échelle de la placette. Selon les campagnes et les sites, le prélèvement des échantillons de sol s'est fait en 4 à 6 couches. Jusqu'à 3 couches organiques ont été distinguées dans la litière. Le sol minéral sous-jacent a été prélevé par couche de profondeur fixée : 0-10cm, 10-20cm, 20-40cm.

Au laboratoire, les mêmes méthodes d'analyse ont été employées lors des deux campagnes. La teneur en carbone organique a été déterminée par combustion sèche (après soustraction des carbonates) pour les couches de litière et la couche minérale 0-10 cm, et par la méthode Anne pour les couches 10-20 et 20-40 cm. Le stock de carbone de la litière a été calculé en multipliant la masse de chaque couche par sa teneur en carbone organique, puis en sommant l'ensemble des couches. Au niveau des couches minérales, le stock de carbone a été obtenu sur base de la teneur en carbone et de la densité apparente en tenant compte de la fraction d'éléments grossiers.

Comme le laps de temps séparant les deux campagnes de prélèvement de sol varie d'une placette à l'autre, l'analyse statistique a été faite sur la différence de stock de carbone entre les deux campagnes rapportée au temps écoulé. La variation annuelle du stock de carbone est significative uniquement pour les couches de litière et la couche 0-10 cm du sol minéral ainsi que pour le stock total (cf. Tableau). Comme cette variation de stock est positive, il s'agit d'une séquestration de carbone par le sol qui s'élève à 0.35 tC par ha et par an et qui, rapportée au stock de carbone du sol, est de l'ordre de 4 pour mille. En faisant l'hypothèse d'une évolution comparable dans l'ensemble des sols forestiers français, ce puits de carbone équivaudrait approximativement à 5% des émissions de GES due à la combustion des énergies fossiles en France.


Stock de carbone organique du sol et sa variation moyenne annuelle, par couche

Stock de carbone organique du sol et sa variation moyenne annuelle, par couche. Les changements sont significatifs si la probabilité P est inférieure à 0,05 (en gras).
Les changements sont significatifs si la probabilité P est inférieure à 0,05 (en gras).

Pour identifier les facteurs à l'origine de la variabilité du taux de séquestration de carbone entre les placettes du réseau, une méthode de sélection a été appliquée sur une série de 34 variables potentiellement explicatives et a permis de mettre en évidence l'effet de deux facteurs : l'âge et la structure du peuplement.

La séquestration de carbone dans le sol diminue avec l'âge du peuplement et est plus élevée dans les peuplements irréguliers que dans les peuplements réguliers (équiennes). Ensemble ces deux facteurs n'expliquent que 14% de la variabilité. Cette faible proportion est due notamment aux fortes variations intra-placettes du taux de séquestration de carbone dans le sol. De plus, l'effet âge se confond avec un possible effet du type d'essence et de l'ancienneté de l'état boisé : les peuplements résineux sont en moyenne plus jeunes et correspondant à un historique de boisement plus récent en moyenne que les peuplements feuillus, dans le jeu de données. Ces résultats suggèrent néanmoins que la gestion forestière pourrait avoir un rôle à jouer dans la séquestration de carbone dans le sol.

Pour évaluer quels pourraient être les processus responsables de la séquestration de carbone dans le sol, un bilan "entrées-sorties" a été réalisée pour une placette fictive représentative de l'ensemble du réseau. Ce bilan a été estimé pour la partie aérienne (litière) et pour la partie souterraine (sol minéral) en supposant un équilibre initial entre les flux d'entrée et de sortie de carbone. Les résultats indiquent que le taux de séquestration de carbone observé dans la litière pourrait être dû à un ralentissement de la décomposition suite à une détérioration de la qualité des matières organiques (augmentation du rapport carbone/azote).

Pour les couches minérales, le taux de séquestration estimé par l'approche bilan est nettement inférieur aux observations, ce qui laisse à penser que l'état d'équilibre n'était pas atteint lors de la première campagne de mesure et que la production de litière était supérieure à sa décomposition. On pourrait se demander par exemple si le reboisement massif des terres depuis le début du XIXe siècle pourrait résulter encore aujourd'hui en un stockage croissant de matières organiques dans le sol minéral par rapport à des usages agricoles précédents.

Au terme de cette étude, une série de questions demeurent. La séquestration de carbone dans le sol va-t-elle se poursuivre à long terme ? Quelle est la stabilité du carbone nouvellement accumulé ? Quels sont les processus sous-jacents ?

Comprendre la dynamique des matières organiques des sols - La parole à Delphine Derrien (Inra)

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Résumé

L'initiative internationale 4 pour 1000 vise à augmenter chaque année le stock mondial de carbone de 0.4% dans les 30 premiers centimètres du sol. Ceci permettrait, en théorie, de réduire, voire de stopper l'augmentation actuelle de la quantité de CO2 dans l'atmosphère. De surcroît, l'augmentation du stock de carbone (C) dans les sols améliorera leur qualité et diminuera l'érosion. Les sols seront bien sûr plus riches en matière organique, donc en nutriments, les rendements seront augmentés et la capacité des sols à nourrir la planète favorisée. A l'heure actuelle, 82 pays sont prêts à s'investir à travers différents programmes internationaux dans la mise en œuvre de cette initiative.

L'option la plus évidente pour augmenter le carbone des sols apparaît être l'augmentation des apports de matière végétale. Cependant en augmentant les apports, nous pouvons être confrontés à une augmentation des sorties... C'est pourquoi, il est important de comprendre les mécanismes fins qui contrôlent le stockage de carbone dans les sols : quelles sont les sources de ce carbone, quelles en sont les formes et quelle est la durée du stockage.

Dans cet exposé, nous nous ferons l'écho des travaux et réflexions menés par le collectif CarboSMS (acronyme de « Carbone du Sol, Mécanismes de Stabilisation » - https://carbosms.wordpress.com/). Ce collectif regroupe 120 membres de la communauté scientifique francophone qui travaillent sur les sols et leur capacité de stockage du carbone.

Nous présentons tout d'abord les avancées récentes dans la compréhension des mécanismes de stabilisation du carbone du sol. Deux grands types de mécanismes influencent la stabilisation/déstabilisation du C organique dans les sols : les mécanismes liés au vivant et à la biodiversité (plantes, faune, micro-organismes) et les mécanismes abiotiques (localisation dans la structure physique du sol et interactions avec les particules minérales).

Nous discuterons ensuite des effets de pratiques sylvicoles sur les stocks de carbone du sol. Le choix des essences, de leur densité de plantation, l'intensité du prélèvement des végétaux, l'amendement, la fertilisation ou encore le travail du sol conditionnent non seulement les apports de matière organique au sol dans le temps et l'espace, mais aussi la sensibilité de ces matières organiques à la minéralisation, en agissant sur les mécanismes, biotiques comme abiotiques. La complexité des interactions entre les mécanismes et leurs effets dans le temps sur les stocks de carbone seront illustrés par la présentation de méta-analyses et d'études de terrain de longue durée.

Enfin, dans une dernière partie nous montrerons comment la prise en compte de ces mécanismes dans les modèles globaux de dynamique du carbone ou dans des indicateurs de stabilité du stock de carbone peut permettre d'améliorer les prédictions de l'évolution des stocks de carbone organique des sols. Toutefois, la mise en œuvre à l'échelle d'un territoire de nouveaux modèles ou indicateurs intégrant les mécanismes fins de dynamique du carbone nécessite au préalable une étape de validation. À ce titre, les réseaux de sites tels le RENECOFOR, sont particulièrement précieux. En effet, la détection de l'évolution des stocks de carbone implique des analyses répétées dans le temps sur des dispositifs de longue durée. De surcroît, l'évaluation de la généricité d'un modèle ou d'un indicateur nécessite de comparer les prédictions à des données collectées pour des couverts végétaux variés et dans des contextes pédo-climatiques diversifiés.